actu christianisme social
L'Eglise, force de propositions sur les questions de société (synthèse de Dominique Greiner parue dans la Croix).
Née au XIXe siècle, en pleine révolution industrielle, la doctrine sociale regroupe depuis lors les réponses que l’Église catholique propose face aux problèmes toujours nouveaux de la vie en société
Comment la doctrine sociale de l’Église est-elle née ?Au milieu du XIXe siècle, le mouvement socialiste, qui a trouvé son expression dans le marxisme, a déjà commencé à s’organiser dans plusieurs pays pour prendre la défense du prolétariat. Des chrétiens aussi prennent conscience de la situation dramatique des travailleurs soumis aux dures règles du capitalisme libéral. Naissent alors des doctrines ou des écoles « sociales-chrétiennes », plus ou moins réformistes, qui dénoncent les injustices et puisent dans les enseignements de la religion pour apporter des solutions aux problèmes sociaux.
L’encyclique Rerum novarum, publiée par le pape Léon XIII en 1891, viendra consacrer les initiatives de ces chrétiens qui ont cherché à traduire par leurs actions le message évangélique dans la vie économique et sociale en réponse aux défis du temps. Elle va aussi les stimuler. L’encyclique fit en effet prendre conscience que la solution à la question sociale était l’affaire de tous. Elle a favorisé le déploiement d’une véritable créativité en mobilisant les procédures de la démocratie représentative : des catholiques sociaux furent ainsi auteurs de nombreux projets de loi concernant les assurances sociales, le travail des enfants, des filles mineures et des femmes, la durée du travail, la protection des apprentis et des ouvriers, les syndicats professionnels, les procédures de conciliation et d’arbitrage, la propriété privée, etc.
De là vont aussi naître et s’affirmer de nombreuses institutions sociales catholiques : des laïcs et des clercs commencent à créer des syndicats ouvriers, des secrétariats sociaux avec leurs publications. Une conviction anime ce mouvement de fond : l’Évangile n’est pas seulement une « bonne nouvelle » pour la vie personnelle et la sphère privée, mais aussi pour l’organisation des structures de la société.
Comment s’est-elle développée ?
L’encyclique Quadragesimo anno (1931) va donner un second souffle à l’important mouvement social né de Léon XIII : au lendemain de la grande crise économique de 1929, Pie XI met à profit le 40e anniversaire de Rerum novarum pour actualiser et approfondir ce qu’il appelle « la doctrine sociale et économique de l’encyclique Rerum novarum ». Il commence aussi à formaliser les grands principes qui la structurent, comme le principe de subsidiarité, qui sera largement réutilisé plus tard par les sciences politiques.
Cet effort d’adaptation et de systématisation de la parole d’Église sur les questions sociales ne sera jamais démenti. Les papes successifs affinent l’analyse de la question sociale, la situant de plus en plus sur un plan mondial : montée des idéologies totalitaires, Seconde Guerre mondiale, guerre froide, déséquilibres Nord-Sud, crise économique des décennies 1970 et 1980, chute du mur de Berlin, recherche d’un nouvel ordre international…
Vatican II a donné une nouvelle impulsion décisive à la doctrine sociale en inaugurant un nouveau rapport de l’Église au monde. Le Concile en appelle clairement à un discernement sur les réalités économiques et sociales : à la lumière de l’Évangile, les chrétiens sont invités à dégager le sens des événements et des situations présentes (particulièrement en apprenant à scruter et interpréter les « signes des temps », selon l’appel de la constitution conciliaire Gaudium et spes), à mettre en évidence les valeurs humaines et chrétiennes engagées dans les situations et les contextes considérés, et à expérimenter des solutions novatrices.
Les Églises locales, les congrégations religieuses, les mouvements catholiques ont largement répondu à cette invitation de Vatican II, relayée par Paul VI dans sa lettre Octogesima adveniens adressée en 1971 au cardinal Maurice Roy, président du Conseil pontifical Justice et Paix, à l’occasion des 80 ans de Rerum novarum. Ils ont largement enrichi la doctrine sociale de l’Église, grâce à leurs expertises et à leurs engagements sur le terrain. Particulièrement importants ont été les apports des communautés d’Amérique latine, confrontées à la violence des régimes dictatoriaux : la « libération » a ainsi été reconnue par Jean-Paul II comme un thème appartenant à la doctrine sociale.
A-t-elle un rapport direct avec la foi chrétienne ?
Ces évolutions témoignent d’un effort constant d’adaptation de la doctrine sociale aux conditions historiques. Quels que soient le lieu ou la nature de leurs engagements, les chrétiens sont appelés à y apporter leur contribution propre. Leur action ne s’épuise pas dans des réalisations terrestres ou dans des espérances humaines, aussi élevées soient-elles. Leur combat en faveur de la justice et de la paix est motivé par la recherche du Royaume de Dieu, qui constitue pour les chrétiens l’horizon ultime de l’agir humain.
Par leurs engagements, les fidèles sont donc appelés à témoigner de la promesse du Royaume à venir. Et parce que rien de ce qui est humain n’est étranger à ce Royaume, les chrétiens ont le devoir de s’engager dans le monde et de contribuer à humaniser la vie sociale. Ils apportent un surplus de signification à toutes les activités humaines en référant celles-ci à Dieu, un Dieu qui se révèle dans l’histoire. Leur mission dans le monde est d’abord d’ordre religieux et moral, et non pas d’ordre politique, économique ou social.
Quel est son statut dans l’enseignement du Magistère ?
La doctrine sociale de l’Église catholique ne veut être ni une utopie, ni une idéologie, ni une troisième voie entre le capitalisme libéral et le collectivisme marxiste. Elle se présente comme le résultat d’une réflexion attentive sur les réalités complexes de l’existence humaine à la lumière de la foi et de la Tradition.
La doctrine sociale propose des critères permettant d’analyser les causes de l’injustice sociale en s’appuyant sur des bases philosophiques et théologiques et sur l’apport des sciences sociales. La prise en compte des aspects économiques et sociaux peut d’ailleurs modifier assez radicalement l’évaluation morale de certains comportements. L’homicide, l’avortement, l’euthanasie ou le suicide, par exemple, ne relèvent pas seulement de la morale personnelle ou interpersonnelle, mais aussi de la morale sociale. En conséquence, l’Église ne doit pas interpeller les seules consciences individuelles mais aussi les institutions politiques, économiques et sociales.
Les critères proposés ne constituent cependant pas un système abstrait, arrêté et défini une fois pour toutes. Il s’agit bien plutôt d’un système concret, dynamique et ouvert, toujours en construction, ouvert aux interpellations suscitées par les dynamiques économiques, sociales, politiques, technologiques et culturelles.
Quelles en sont les implications concrètes ?
La doctrine sociale n’est pas seulement un enseignement, mais aussi une pratique qui s’inscrit dans l’histoire. Les œuvres qu’elle a suscitées depuis plus d’un siècle témoignent de l’imagination créatrice de générations de chrétiens : un effort de créativité qui vise à inventer des manières de vivre ensemble toujours plus respectueuses de la dignité humaine.
Ces œuvres sont mêmes, d’une certaine façon, plus importantes que l’expression doctrinale. Jean-Paul II pouvait ainsi écrire : « L’Église sait que son message social sera rendu crédible par le témoignage des œuvres plus encore que par sa cohérence et sa logique interne. » La doctrine sociale de l’Église serait lettre morte si elle n’était pas relayée par l’action concrète des communautés chrétiennes. De là découle aussi la responsabilité pour les chrétiens de se former à cette doctrine sociale : c’est à cette condition en effet qu’ils contribueront à l’actualiser et à la rendre vivante. Car son enseignement et sa diffusion font partie de la mission d’évangélisation de l’Église.
Interêts
doctrine sociale, enseignement social, pensée sociale