Rencontre avec le biographe de l'Abbé Lemire
02/10/2013
1. Jean-Pascal Vanhove, on vous connaît en Flandre pour vos déjà nombreuses publications et, à Hazebrouck votre ouvrage sur les noms de rues a connu un vrai succès. Vous êtes une forme d’auteur du terroir. C’est juste cette expression ? D’où vous viens cette passion de l’écriture et de la Flandre ?
Auteur du terroir, oui, c'est une bonne définition. Notre environnement proche est un sujet d’étude qui peut avoir tout autant d’intérêt que des sujets jugés plus nobles car plus lointains... J'aime aussi le qualificatif que se donne un des mes amis, celui d'amateur d'histoire locale. Je ne suis pas historien de formation, mais mon métier de journaliste a conforté ma curiosité naturelle et mon appétit de mieux connaître le milieu dans lequel je vis. Tout doucement, en plus de m’intéresser au présent et au futur de notre région, je me suis aussi posé des questions sur les liens entre le présent et le passé. Pourquoi une rue porte-t-elle le nom de tel personnage ? Depuis quand tel bâtiment est-il construit ? Pourquoi telle usine qui vit encore dans les mémoires a-t-elle disparu ? J’ai simplement voulu répondre à des questions de ce genre, d’abord pour mon information, puis pour partager les réponses avec les personnes intéressées.
2. Vous êtres très investi dans l’association « Mémoire de l’Abbé Lemire » depuis de nombreuses années. Depuis quand exactement ? Qu’est-ce qui vous attache profondément à l’Abbé Lemire ?
Cela remonte à mon premier livre, sur l’histoire du nom des rues d’Hazebrouck, paru en 2007. Il y a un boulevard Abbé-Lemire à Hazebrouck, et j’ai bien entendu cherché à en savoir plus sur ce personnage que je connaissais très mal. Je savais qu’il avait été député et maire d’Hazebrouck, je savais, comme tout le monde, qu’on lui devait les jardins ouvriers, mais mes connaissances n’allaient pas beaucoup plus loin. En effectuant mes recherches préparatoires, en 2005-2006,j’ai découvert d’une part que toutes ses archives, volumineuses et passionnantes, étaient conservées à Hazebrouck, et j’ai fait la connaissance de Gilbert Louchart, petit-neveu de l’abbé et président de l’association Mémoire de l’abbé Lemire. L’association m’a aidé en mettant à ma disposition de nombreux documents peu connus, et, de fil en aiguille, je suis devenu adhérent puis très vite j’ai intégré le bureau et j’ai été en charge de la coordination du bulletin publié deux fois par an. Cela dure depuis 2007.
L’idée, pour moi comme pour les autres membres du bureau, n’est pas de tresser béatement une couronne de lauriers à l’abbé Lemire, mais de remettre en avant son œuvre et sa forte personnalité sans minimiser les critiques qu’il a subies ni les attaques qu’il a reçues de la part de ceux, des catholiques surtout, qui ne pensaient pas comme lui et qui estimaient qu’il allait trop loin dans ses idées sociales et dans son souci de dialoguer avec des politiciens hostiles à l’Eglise. Pour résumer, je dirai que notre région a donné naissance à un personnage hors norme, connu dans toute la France à son époque. L’abbé Lemire est ensuite quelque peu tombé dans l’oubli. Etudions-le, faisons-le connaître de façon objective, et laissons chacun avoir son opinion.
3. Chemin faisant avec les archives l’Abbé Lemire, vous avez fini par bien le connaître. C’était quel type de personnage ?
C’est en préparant la rédaction d’articles pour le bulletin de l’association Mémoire de l’abbé Lemire que je suis allé plus avant dans le fonds d’archives de l’abbé Lemire et que je suis entré, d’une certaine façon, dans son intimité. J’ai découvert un prêtre sincèrement attaché à l’Eglise mais souffrant de voir certains de ses représentants camper sur des positions intransigeantes et tournées vers le passé plutôt que vers l’avenir. L’abbé Lemire a été vu comme un révolté, un insoumis ; je pense plutôt qu’il refusait tout compromis quand il s’agissait d’aller dans le sens de ce qu’il estimait être le progrès social et la mission pacificatrice de l’Eglise. Après, qu’il n’ait pas toujours obéi à ses supérieurs ecclésiastiques, c’est indéniable. L’abbé Lemire entendait résister aux décisions qu’il ressentait comme injustes et, en matière politique, il se considérait comme le serviteur de ses électeurs, non des intérêts de l’Eglise. La position peut être discutée, évidemment, et elle n’a pas manqué de l’être...
Je retiens aussi de lui l’étendue de ses capacités intellectuelles et de sa culture, ainsi que sa puissance de travail. Il est inouï de voir combien de propositions de loi il a défendu durant sa longue carrière parlementaire (il a été député de 1893 à 1928). Je me demande également combien de kilomètres il a été amené à parcourir dans sa vie, que ce soit pour aller donner des conférences sur les jardins ouvriers, pour prêcher, pour animer des réunions sur des sujets sociaux ou politiques... La lecture de son journal intime est éloquente : jamais il ne se reposait.
S’il fallait mettre en avant un défaut, je pense qu’on pourrait parler de son caractère assez autoritaire comme maire d’Hazebrouck. Il est député depuis plus de vingt ans lorsqu’il devient maire, en 1914 ; il a 61 ans, il a été combattu violemment dans le camp catholique, et il se retrouve à la tête d’un chef-lieu d’arrondissement arraché aux conservateurs par sa liste républicaine. Lui qui, comme député, devait souvent attendre plusieurs années pour voir le résultat de ses efforts législatifs, le voilà soudain amené à diriger sur le très court terme une ville plongée dans le drame de la guerre. Il doit prendre des décisions rapidement, et les assumer quoi qu’il arrive. Lorsque la paix revient, il a pris goût à cet exercice direct du pouvoir, et il sera régulièrement agacé, voire cassant, lorsqu’on ne sera pas de son avis...
4. Cette biographie de l’Abbé Lemire qui vise à actualiser et rendre accessible une destinée hors du commun, c’est à la fois à la demande de la maison d’édition mais aussi une aventure personnelle importante. Comment avez-vous travaillé ? Avec quelle posture méthodologique ?
L’abbé Lemire a déjà été l’objet de travaux, avec bien sûr la mémorable thèse de doctorat que lui a consacrée le grand historien Jean-Marie Mayeur. Cette thèse publiée en 1968 sous forme de livre est un travail de référence, aujourd’hui épuisé et, de toute façon, difficilement accessible à certains lecteurs de par ses codes universitaires. Et comme on parle de plus en plus de l’abbé Lemire, notamment grâce aux efforts de l’association Mémoire de l’abbé Lemire et de la ville d’Hazebrouck, il existait une demande pour un nouveau livre plus conforme aux attentes du grand public. C’était le constat d’Élisabeth Chombart, libraire et éditrice à Hazebrouck (Le Marais du Livre), et c’était aussi le mien. Nous étions vraiment sur la même longueur d’onde, et nous le sommes restés tout au long de l’élaboration de ce livre.
Ma méthode de travail a été relativement classique. Je me suis plongé dans le fonds Lemire des archives municipales d’Hazebrouck, reprenant une bonne partie des dossiers de ce fonds qui fait la bagatelle de 30 mètres linéaires. Ce travail, fastidieux mais passionnant, était indispensable pour des raisons d’honnêteté intellectuelle ; il ne s’agissait pas de travailler à partir du livre de Jean-Marie Mayeur. J’ai bien entendu relu ce livre, mais seulement après avoir bouclé la rédaction du mien, pour vérifier que je n’avais pas commis telle ou telle approximation.
J’ai aussi passé du temps aux archives diocésaines de Lille, aux archives départementales du Nord et même aux archives nationales pour travailler sur un point ou sur un autre. Bref, comme pour mes autres livres, j’ai mené mes recherches de la façon la plus rigoureuse possible en essayant de produire, au final, un texte sérieux mais plaisant à lire.
5. On va certainement vous demander de faire des conférences pour parler de l’Abbé Lemire. Votre ouvrage est préfacé par Martin Hirsch, qui prône l’engagement comme une ressource durable, inépuisable et gratuite. Parler de lui aujourd’hui, c’est aussi continuer de parler de l’engagement comme une valeur ?
L’idée de demander à Martin Hirsch une préface est venue de l’éditrice, Élisabeth Chombart, et elle s’est vite imposée comme une évidence. Au-delà des évidentes similitudes entre l’action de l’abbé Lemire et celle de l’abbé Pierre, dont Martin Hirsch a été très proche, le parcours de Martin Hirsch et son discours font écho aux engagements de l’abbé Lemire. Il est plus confortable de regarder que d’agir ; et pourtant, certains décident de résister à cette tendance qui, après tout, est très humaine, et de s’engager en faisant passer au second plan le confort, la sécurité, le conformisme. S’engager, c’est en définitive penser aux autres et ne pas tout ramener à sa propre personne ; c’est considérer qu’il est plus valorisant de se mettre en danger, en risquant évidemment de se tromper, que de suivre la masse.
Cela rejoint tout à fait ce que l’abbé Birot, vicaire général d’Albi, homme d’exception, disait de l’abbé Lemire au lendemain de sa mort : « Les hommes d'aujourd'hui ne savent pas se donner ni, par conséquent, se risquer. Ils se réservent. L'abbé Lemire ne se réservait pas. Aussi se compromettait-il. Les habiles et les prudents ne lui pardonnaient pas de les découvrir. Et lorsque le résultat n'était pas aussi parfait qu'on l'eût souhaité, ceux qui n'avaient rien risqué l'accusaient volontiers d'avoir tout compromis. »
Présentation officielle à l’hôtel de ville d’Hazebrouck ce vendredi 4 octobre à 19 h.
Présentation de l’ouvrage le samedi 19 octobre à Roubaix avec une conférence de l’auteur à 14h30 à la Médiathèque de Roubaix.
Les commentaires sont fermés.